Crédit photo photosdegauche.fr (Laetitia Insousciance)
À l’issue d’un été marqué par une crise des secteurs de l’élevage bovin et porcin, il y a fort à craindre que les réponses données au niveau français et européen contribuent à accélérer la course vers l’industrialisation de l’agriculture, au nom de la « compétitivité » et au bénéfice de l’agrobusiness. D’autres issues existent cependant.
Trois crises ont bien souvent fait la une de l’actualité depuis le mois de juin. Elles concernaient les secteurs du lait, de la viande porcine et de la viande bovine. Même si chaque secteur et chaque crise a ses particularités, des caractéristiques générales peuvent être dégagées.
Tout d’abord, et notamment pour le lait et le porc, il s’agit de crises de surproduction. Pour le porc, dont le marché européen n’a jamais été véritablement régulé, il s’agit d’une crise de plus, interne à l’Europe. Chaque crise se résout (et c’est en quelques sortes la fonction de ces crises) par la disparition des plus petits élevages et par une concentration accrue de la production dans quelques régions et au sein d’élevages de plus en plus grands.
Pour le lait, dont le prix au producteur était, en moyenne européenne, de 30 centimes le litre début août contre 37 centimes un an plus tôt, c’est la première crise post-quotas laitiers, dans un marché maintenant dérégulé et amené à suivre les aléas du marché mondial, même si seulement 15% de la production laitière européenne est exportée. La stratégie des industries laitières consiste notamment à exporter de la poudre de lait sur les marchés asiatiques. Or, le marché mondial est un marché de surplus (7% de la production mondiale) très instable. Il est dominé par la Nouvelle-Zélande dont les coûts de production sont très faibles. Il connaît actuellement une chute de prix du fait de l’accroissement de la production mondiale et de la baisse des importations chinoises. Quel que soit le secteur, la crise est aggravée par l’embargo de la Russie sur les produits agricoles européens, suite en particulier aux sanctions de l’UE contre la Russie liées au conflit ukrainien.
Une course effrénée
Par ailleurs, en France, la « compétitivité » (capacité à produire à un plus faible coût de production par unité de produit) des élevages et des industries de transformation est moindre que dans d’autres pays européens où la concentration de la production y est plus importante et où le dumping fiscal et social est courant. En Allemagne, les abattoirs et les industries de transformation utilisent ainsi massivement des travailleurs détachés et faiblement payés, originaires de l’Europe de l’Est. Ainsi, si la crise est européenne, elle tend à toucher davantage la France que d’autres pays.
Cependant, c’est avant tout les éleveurs les plus engagés dans un modèle productiviste (investissements lourds, dépendance fourragère, produits de bas de gamme) qui souffrent de la crise actuelle. Pour les éleveurs engagés dans des productions de qualité et en agriculture biologique, les prix de vente ne sont pas affectés et les élevages herbagers et autonomes pour l’alimentation animale résistent mieux aux actuelles baisses de prix.
Dans le contexte libéral actuel, les engagements volontaires des industriels et distributeurs sur des prix minima d’achat ou sur le fait d’« acheter français » -engagements promus par le gouvernement français-, n’apparaissent en aucun cas comme des solutions sérieuses sur le long terme. Ajoutons que cette promotion de « l’acheter français » sans autre message et sans se doter de véritables politiques de relocalisation des productions est totalement irresponsable de la part du gouvernement et ne peut qu’alimenter la montée du nationalisme.
Dans la vision libérale, et comme l’a récemment déclaré Phil Ogan, le commissaire européen à l’agriculture, il n’y a pas de crise. Les problèmes actuels sont en effet avant tout « structurels », c’est-à-dire liés à l’existence de structures de production insuffisamment « compétitives ». Celles-ci doivent donc soit se « moderniser » (sous entendu s’agrandir) soit disparaître.
Quant à la FNSEA, elle ne remet pas non plus en cause la logique actuelle. Outre ses demandes de mesures de court terme destinées à éviter une trop forte baisse des prix (achats publics d’intervention, aide au stockage privé) et à soulager les éleveurs les plus affectés (aide à la trésorerie, etc.), elle réclame surtout un soutien public pour les années à venir. Ainsi, son président Xavier Beulin a-t-il réclamé des aides à l’investissement de 3 milliards d’euros, un moratoire sur les normes environnementales, l’automatisation des abattoirs et la prise en charge par la collectivité des cotisations sociales. Bref de quoi permettre demain aux éleveurs « compétitifs » ayant « modernisé » leurs exploitations de résister à de futures baisses de prix encore plus marquées. Et celles-ci pourraient bien affecter tous les éleveurs, et notamment ceux qui, comme nous l’avons signalé, ne sont aujourd’hui pas touchés car ils ne s’inscrivent pas pleinement dans cette course à la compétitivité !
Ainsi, la combinaison de la crise actuelle et des réponses politiques apportées pourrait bien accélérer le processus de concentration et d’industrialisation de l’agriculture. Alors même que ce processus est déjà aujourd’hui subventionné par la collectivité qui finance au travers de la PAC des aides proportionnelles à la dimension des exploitations et qui prend en charge les coûts sociaux et environnementaux de ce modèle (pertes d’emplois, traitement maladies professionnelles, décontamination de l’eau, etc.)
Relocalisation, qualitatif, respect environnemental…
Une autre issue serait d’encourager les productions de qualité et une agriculture s’engageant dans une réelle transition écologique, impliquant notamment la relocalisation des productions et la réintégration au sein de chaque territoire des activités de production animale et végétale, en vue d’une autonomie vis-à-vis des engrais chimiques et des ressources fourragères. Cette issue correspond au développement d’une agriculture riche en travail. Elle implique des prix rémunérateurs et donc une régulation des volumes de production mis sur le marché. Elle est donc incompatible avec la course à la compétitivité sur les marchés européens ou asiatiques. Elle n’exclut pas l’existence d’exportations de produits de qualité (fromages, etc.) pour laquelle l’agriculture française est bien placée, de même que, dans le cadre d’accords de solidarité et de coopération, d’excédents de lait vers les pays d’Afrique du Nord ou du Proche-Orient structurellement déficitaires. Elle implique aussi de renoncer aux accords de libre-échange et de protéger le marché intérieur d’exportations à bas prix dans le cadre d’un protectionnisme solidaire.
La question qui est posée aujourd’hui est celle de la faisabilité d’une telle politique dans le contexte de l’Union européenne, compte-tenu des rapports de force existants. Il en va de l’honnêteté intellectuelle et politique d’anticiper le scénario de l’absence d’une telle faisabilité et donc de penser à s’appuyer sur cadre républicain national et sur de nouveaux cadres de coopération au niveau européen et international.