La liste « Barcelona en Comú » conduite par la militante anti-expulsion Ada Colau est donc arrivée en tête des élections municipales à Barcelone. A Madrid, « Ahora Madrid » conduite par l’ex-juge Manuela Carmena talonne de très peu la liste du Parti Populaire qui règne sur la capitale espagnole depuis près de 25 ans. Elle pourrait bien gouverner la ville si le Parti Socialiste espagnole ne joint pas ses voix à celles de la droite, étape ultime du « PPSOE » qui achèverait sans doute le peu de crédibilité dont jouit encore la social-démocratie espagnole.
Après la victoire de Syriza lors des dernières élections législatives en Grèce, c’est donc un nouveau séisme pour l’oligarchie politique européenne. Comme le montre les résultats, la démarche inédite de ces listes de convergence citoyenne a trouvé un écho dans un peuple enfermé dans le bipartisme et l’abstention. La participation a augmenté de 8 points à Barcelone par rapport aux élections municipales de 2011, et c’est dans les quartiers populaires de la ville, traditionnellement les plus frappés par l’abstention, qu’Ada Colau a obtenu les résultats les plus importants. Bien sûr, dépassant de très peu les 60%, la participation est encore bien trop faible pour parler d’un retour massif aux urnes. Mais il serait illusoire de penser que quelques mois permettront de contrebalancer des décennies d’écœurement, de corruption, de privilèges pour les uns et de misère pour les autres. Ce processus prendra du temps, mais il est enclenché.
La démarche de « Barcelona en Comú » a été pionnière pour l’ensemble de l’Espagne. C’est à la suite du lancement de ce qui s’appelait alors « Guanyem Barcelona » (Guanyem est l’équivalent en catalan de Ganemos, qui signifie Gagnons) qu’ont émergé dans plusieurs communes d’Espagne ce type de rassemblement. Il est donc utile de revenir en détail sur ce processus lourd d’enseignement.
Le 15 juin 2014, est publié sur internet un manifeste signé par une trentaine de citoyens de Barcelone, militants du mouvement social comme personnalités du monde académique et de la culture. Celui-ci se présente alors comme une plate-forme citoyenne avec l’objectif d’une révolution démocratique à Barcelone et de la réappropriation populaire des institutions. Un meeting de lancement est organisé le 26 juin 2014 et voit la participation de plus de 2000 personnes.
Les 10 et 11 octobre 2014, deux jours ouverts de débat, accompagné d’une plate-forme de discussion en ligne, permettent l’écriture collaborative d’une charte éthique très exigeante. On y trouve par exemple la recherche de l’implication citoyenne tout au long du mandat, l’interdiction de tout cumul et la limitation dans le temps à deux mandats successifs, le contrôle permanent des élus jusqu’au droit de révocation, la transparence sur les décisions et sur les nominations publiques, la publication détaillée des comptes ou encore l’établissement du salaire maximum à 2200 euros. Cette charte s’applique à l’ensemble des candidats et partis politiques qui souhaitent participer à la démarche.
Plusieurs organisations ont d’ailleurs participé à ces travaux. On y trouve notamment l’ICV (Iniciativa per Catalunya Verds), EUiA (Esquerra Unida i Alternativa), Process Constituant (Procés Constituent a Catalunya) et Podemos. Ces quatre organisations valideront à posteriori cette charte éthique, qui fut finalement adopté définitivement le 4 décembre 2014. Ils seront finalement rejoints par le petit parti vert EQUO, portant à cinq le nombre d’organisations politiques soutenant officiellement la démarche. La CUP (Candidatura d’Unitat Popular) qui a participé au début des travaux s’est retiré du processus notamment en raison de la participation d’ICV qui avait déjà fait partie de la majorité municipale.
Le 10 février 2015, l’initiative est présentée publiquement sous le nom de « Barcelona en Comú » après un imbroglio juridique autour du dépôt par une citoyenne barcelonaise du nom « Guanyem Barcelona ».
Une « primaire » citoyenne, encadrée par un réglement, est lancé le 12 février 2015 pour désigner les candidats et prioriser les mesures programmatiques. Pour participer au vote, il faut être inscrit dans le registre de « Barcelona en Comú ». Cette inscription est ouverte à l’ensemble des personnes, quel que soit leur nationalité, résidant dans la commune de Barcelone, âgées de plus de 16 ans, et s’engageant sur la charte éthique.
A l’issue de la période des primaires, Ada Colau, seule candidate, est désignée par près de 92% des 4583 votants. Les résultats détaillés des différents votes sont disponibles en ligne. Parmi les engagements programmatiques plébiscités, on trouve : la prévention des expulsions pour raisons économiques, la garantie d’un « approvisionnement minimal » et d’un droit à l’alimentation pour les enfants et les adolescents, la construction de logements sociaux, le refus des projets « contraires au bien commun », la municipalisation de l’eau, la tarification sociale des transports en commun ainsi que des propositions de réformes démocratiques.
La transparence totale est de mise sur les comptes de la campagne. Les dépenses et les recettes sont publiées sur le site internet. Cela rencontre un écho certain dans un pays où les scandales de corruption n’ont cessé de défrayer la chronique ces dernières années.
A la suite de l’initiative barcelonnaise, des démarches similaires ont été déclinées dans d’autres communes du pays. Ainsi, à Madrid, la liste de convergence citoyenne « Ahora Madrid » est finalement soutenue par Podemos et Equo et par de nombreux militants d’Izquierda Unida, malgré le refus de la direction locale d’IU de participer à cette convergence. Le 30 mars, les résultats de la primaire madrilène, ayant vu la participation de près de 30000 citoyens, donnent Manuela Carmena comme tête de liste. Les mêmes principes de participation citoyenne, de charte éthique, de transparence financière sont également de mises. Les mêmes résultats aussi puisqu’ « Ahora Madrid » loupe de très peu la première place mais semble en mesure de gouverner la capitale du pays.
Si aucun modèle politique n’est transposable, et s’il n’existe pas de recettes toutes faites pour la réappropriation populaire du pouvoir, ces processus de convergence citoyenne sont riches d’enseignements. Bien sûr, la France n’est pas l’Espagne, la Sagrada Familia ne domine pas Paris du haut de la butte Montmartre et les Ramblas ne débouchent pas sur la place du Capitole. Mais ici aussi l’abstention explose, année après année. Ici aussi, la corruption et les scandales éclatent pendant que le peuple souffre et que la planète se dégrade. Ici aussi, les citoyens ne se résignent pas, même si la combativité s’exprime dans des mobilisations éparses, des résistances aux projets inutiles, des constructions locales d’alternatives, des engagements concrets. Et parce que la contestation sociale et l’alternative politique vont de pair, c’est à la seconde de marcher devant quand la première peine à structurer des revendications fragmentées. N’attendons pas la vague et rendons crédible une issue politique ! Ainsi nous regonflerons les voiles de la contestation populaire.
Ces démarches de convergence citoyenne démontrent que si un programme et des engagements clairs sont nécessaires pour répondre à la crise sociale et écologique, ils sont inopérants s’ils ne s’accompagnent pas d’un processus d’implication et d’une forte exigence démocratique. Car le peuple, en France comme en Espagne, est lassé des promesses de campagne sans lendemain. Car il sait qu’aucun changement n’est possible en confiant le pouvoir à une caste trop bien en place et que c’est en remettant en cause la structure même du pouvoir que se réaliseront les améliorations écologiques et sociales.
Podemos abordait les élections municipales avec inquiétude. Le mouvement dirigé par Pablo Iglesias craignait que les alliances à géométrie variable et le manque de visibilité nationale brouillent son profil national. Il avait donc choisi de ne pas s’engager en tant que tel dans ces batailles mais de participer à des listes citoyennes plus large en fonction des conditions locales. Dans le même temps, les élections régionales lui permettaient de mettre en application son orientation de stricte autonomie. Or, si les résultats montrent une large progression de Podemos dans cette configuration, celui-ci reste à cette heure la troisième force du pays. C’est donc paradoxalement dans les villes, et notamment dans les plus grandes du pays qu’auront eu lieu les plus belles démonstrations.
La preuve est ainsi faite qu’il est possible de conjuguer l’implication citoyenne avec le rassemblement des forces politiques, et que cela peut être une stratégie victorieuse. Elle implique que les mouvements structurés acceptent de se mettre au service d’une démarche ouverte, sans volonté d’instrumentalisation ou de contrôle. Elle nécessite la mise en place de cadre d’implication souverain autour d’un principe simple : un-e citoyen-ne, une voix. Elle exige que l’ensemble des personnes qui sont partie prenantes du processus décident à chacune des étapes, de la construction programmatique au choix des candidats, en passant par les décisions et positionnements stratégiques.
Ces mêmes principes peuvent s’appliquer aussi en France. L’épuisement du Front de Gauche, frappé au cœur lors des dernières élections municipales, requiert le développement de cadres nouveaux. Déjà, les dernières départementales ont vu l’expérimentation de ce type de démarches novatrices comme dans l’Aveyron, dans le Jura, en Haute-Garonne ou dans le Tarn. Elles ont connues des succès, divers en fonction des territoires et des niveaux d’approfondissement de la démarche, mais importants. Elles ont permis un nouveau souffle militant et un vent de fraicheur sur une scène politique déprimante.
Des élections régionales auront lieu à la fin de l’année dans notre pays. Tout doit être fait pour que le score du Front National ne soit pas à nouveau l’enseignement du scrutin. Il est donc temps d’approfondir ces démarches qui peuvent créer la surprise, gagner et ouvrir un nouvel horizon. Dans la plupart des régions du pays, des appels citoyens, première phase de ces constructions, ont été lancés. Ils reçoivent un écho certain. En Midi-Pyrénées / Languedoc-Roussillon, l’« appel pour un rassemblement citoyen et politique » est déjà soutenue par près de 1100 signataires représentants les 13 départements de notre région. S’y retrouvent des membres de partis politiques et de syndicats, des citoyens engagés dans des associations ou luttes locales, des membres des démarches qui ont vu le jour lors des dernières départementales. Toutes et tous partagent un point commun : la volonté de s’organiser pour reprendre ses affaires en main. Toutes et tous sont conscients de la difficulté de l’exercice, de l’ampleur du territoire. Toutes et tous savent qu’il faudra convaincre les forces politiques, loin des volontés hégémoniques, de soutenir ce processus car un tel rassemblement, agrégeant en soutien l’ensemble des forces politiques autonomes du gouvernement, peut gagner dans notre région.
Toutes et tous ne sont qu’au début d’un long processus. Mais toutes et tous sont convaincus que par-là passe le sursaut citoyen dont a besoin le pays. Et si cet objet politique nouveau est à construire, Barcelone nous ouvre un peu la voie. Parce que, comme disait Nougaro, ici « l’Espagne pousse un peu sa corne ».
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