« La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste (…)Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste füt fort, on a fait que ce qui est fort füt juste. » ».Blaise Pascal, « Pensées » 1670
La justice, en tant qu’institution, est une machine dont la froideur peut parfois glacer jusqu’au sang même des professionnels chargés de la rendre. Instance de régulations des conflits, l’institution judiciaire se doit d’appliquer des règles générales à des cas particuliers et de faire refroidir de passions nécessairement brûlantes.
Bien sûr -comment pourrait-il en être autrement ?-, les cris et les larmes sont légions dans les tribunaux, que ce soit dans les salles d’audiences ou dans les bureaux des juges qui souvent touchent au plus profond de l’intime.
Dans l’affaire dite de Zyed et Bouna (notons d’ailleurs qu’il est assez rare qu’un dossier judiciaire porte le nom des victimes désignées), tous les ingrédients étaient réunis pour que la douleur des familles de ces enfants et la décision judicaire tant attendue, prennent une résonance particulière. 10 ans ou presque après les faits, en audience publique, la cour d’appel de Rennes dit que les deux policiers poursuivis sous la qualification de « non-assistance à personne en danger » ne sont pas pénalement responsables du drame. Autrement dit, la justice a considéré que les preuves n’étaient pas rapportées que les prévenus avaient délibérément omis de porter secours aux enfants, sachant qu’ils étaient en situation de péril imminent. Cette seule discussion montre la difficulté de se faire une idée sur la culpabilité sans avoir une connaissance approfondie du dossier, car pour les déclarer coupables, les juges devaient être convaincus que d’une part, les policiers avaient eu la connaissance de l’entrée des enfants sur le site EDF et d’autre part, qu’ils n’avaient rien fait pour leur porter secours.
C’est pourquoi, à travers les seuls échos médiatiques et les réactions souvent compréhensibles des parties, il est vain à mon sens de chercher à refaire un procès, même si, contrairement à ce que prétend la vulgate, il n’est nullement interdit de critiquer les décisions judiciaires (il existe même des revues de jurisprudence qui y sont consacrées) mais de « jeter publiquement un discrédit » sur ces mêmes décisions.
Cependant, des questions essentielles ont été laissées de côté par les commentateurs après le rendu de la décision incriminée : comment expliquer que des enfants jouant au football, inconnus des services de police, à qui aucune infraction ne pouvait être reprochée, ont pris leurs jambes à leur cou à la seule vue de policiers, se lançant dans une course effrénée dont l’issue fut tragique ? Pourquoi des fonctionnaires de la République dont le beau nom est « gardiens de la paix » se sont-ils lancés à leurs trousses pendant d’interminables minutes sans qu’il y ait le début du commencement d’un élément permettant de soupçonner ces enfants d’avoir de quelque manière que ce soit troublé l’ordre public ? Quelles ont été les dispositions législatives ou réglementaires prises en 10 ans pour qu’une telle situation absurde ayant conduit au décès de deux enfants et à des mutilations permanentes pour un troisième ne se reproduise plus ?
A cette dernière question, la réponse est malheureusement simple : rien. Tous les jours, dans des quartiers où se concentrent chômage de masse et pauvreté, où stationnent des CRS dont le métier n’est pas d’assurer la police urbaine, ont lieu des contrôles d’identité parfois vexatoires voire discriminatoires de la part de fonctionnaires eux-mêmes bien souvent sous la pression d’une politique du chiffre qui n’a disparu que dans la communication du ministère de l’intérieur. Ainsi, en février 2015, le Défenseur des droits a eu l’occasion de déposer des conclusions devant la Cour d’appel de Paris, saisie par 13 plaignants qui estiment avoir été victimes de contrôles discriminatoires. On peut y lire que «le Défenseur des droits a tenu a rappeler que les autorités doivent prendre des mesures concrètes visant à prévenir et réprimer les contrôles d’identité abusifs, d’une part en encadrant suffisamment ceux-ci et, d’autre part, en prévoyant des garanties suffisantes contre les risques d’arbitraire. Ces obligations inhérentes à la protection effective contre les discriminations, inscrites en droit européen et international, imposent, en particulier, un aménagement de la charge de la preuve et la garantie d’un contrôle effectif par le juge.»
Il convient donc de s’interroger sur la manière dont la république (mal) traite aujourd’hui une partie de ses enfants. La volonté politique et le discours public sont déterminants, mais ne suffisent pas. Il faut des actes.
Un contrôle accru sur les actions de police pourrait passer, par exemple, par une réforme des textes du code de procédure pénale encadrant les contrôles d’identité pour rendre ceux-ci moins systématiques et surtout pour qu’ils ne puissent servir de bases à des procédures judiciaires lorsqu’ils sont abusifs. Ainsi, le filmage obligatoire de ces opérations, à peine de nullité, comme sont dorénavant filmés les interrogatoires de garde-à-vue et ceux menés devant le juge d’instruction, pourrait être une réponse forte et efficace. Tout en étant rassurant pour la majorité des policiers respectueux des principes républicains, qui souffrent d’être confondus avec les pratiques épinglées par le Défenseur des droits.
La confiance ne se décrète pas, elle se gagne. Pour toute une partie de la population parmi les plus pauvres, en voie de décrochage complet, pas seulement socialement, par rapport au reste de la société, le temps presse.