Et si la rupture avec l’ordre néo-libéral venait finalement des deux principales nations qui ont concourues à l’établir et à le promouvoir ? Il convient certes de rester prudent dans notre enthousiasme, pourtant l’évolution politique de ces trois derniers mois aux pays de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher nous permet de poser la question. En effet, en l’espace de quelques semaines, deux hommes sont devenus les porte-paroles d’une gauche socialiste et populaire que d’aucuns avaient cru enterrée depuis longtemps. C’est à l’occasion des primaires du Parti Travailliste, dont les résultats seront annoncés le 12 septembre, et des primaires pour l’investiture du Parti Démocrate à la présidentielle de 2016, qui se tiendront entre les mois de février et de juillet prochains, que le britannique Jeremy Corbyn, 68 ans, et l’américain Bernie Sanders, 73 ans, ont fait leur entrée sur le devant de la scène politique.
Les deux hommes, de grande expérience, ont un parcours étonnamment similaire. C’est à vingt ans, en 1970, que Jeremy Corbyn s’engage pour la première fois dans le syndicat des employés du secteur publique. Il rejoint rapidement le Labour Party et est élu député en 1983. Malgré la droitisation croissante du travaillisme britannique qui survient dans les années qui suivent, Corbyn est resté fidèle à ses idées de jeunesse. Constamment réélu dans sa circonscription du nord de Londres, il vote plus de 500 fois contre la ligne officielle de son parti, et n’hésite pas à affronter ouvertement Tony Blair après l’accord passé avec George W. Bush pour envahir l’Irak en 2003. Son indépendance d’esprit, sa proximité avec le marxisme, et ses prises de position favorables aux causes irlandaises et palestiniennes en ont fait l’une des personnalités les plus singulièrement à gauche du Labour avant qu’au mois de juin dernier il ne décide de se présenter à la primaire du parti.
En ce qui concerne Bernie Sanders, il fait ses premières armes dans les années 1960 au milieu des manifestations pour les droits civiques et contre la guerre du Viêtnam. Maire indépendant de Burlington dans le Vermont en 1981, il en deviendra le député de 1990 à 2007 puis le sénateur jusqu’à aujourd’hui. À l’instar de Corbyn, il s’est distingué par son combat contre la guerre en Irak et le Patriot Act. Sa candidature à l’investiture démocrate est déjà pressentie en 2012, mais c’est finalement le 26 mai dernier que Bernie Sanders a décidé d’entrer dans le grand jeu de la primaire en se présentant contre Hilary Clinton.
« Inéligibles », « extrémistes », trop « vieux » ? Les critères effrayés et toujours plus effarants des médiacrates anglo-saxons n’ont pas empêché la percée impressionnante réalisée par Corbyn et Sanders dans les sondages. A l’heure qu’il est, le britannique est le grand favori de la primaire avec près de 53% dans les derniers sondages contre 21% pour Andy Burnham qui arrive en seconde position. Quant à Sanders, s’il est toujours distancé de 18% par Hilary Clinton, il a tout de même gagné 10 points depuis le début de l’été, désormais crédité de 29%. A six mois de l’échéance et alors que la popularité de Clinton est désormais à la baisse, cela lui laisse encore de belles perspectives.
Il est intéressant de noter que la percée des deux hommes s’est effectuée sur des thèmes relativement classiques à gauche, bien que tout à fait radicaux dans les contextes britanniques et américains actuels. Avec, une critique sévère de l’establishment et des politiques étrangères guerrières et impérialistes de leurs pays respectifs, la promotion d’une hausse du salaire minimum, d’un impôt accru sur le capital, de l’extension des droits à la sécurité sociale et des prérogatives du système de santé, ou encore de la gratuité des universités, c’est décidément un discours similaire, à la fois social et radical qui rassemble actuellement les foules des deux côtés de l’Atlantique.
27.000 personnes à Los Angeles, 28.000 à Portland : les meetings de Bernie Sanders, aussi imposants que ceux de Barack Obama en 2012, ont impressionné l’opinion américaine dès juillet. Avec son slogan phare « Feel the Bern », la campagne du sénateur rouge n’est pas sortie des canons américains. Malgré l’idéal politique qui la soutient sans jamais s’éclipser, elle demeure très personnalisée et c’est un flot de goodies et de t-shirts marqués du nom de « Bernie » qui colore les salles géantes où le militant vient prendre la parole avec un verbe simple. Si la figure de Sanders reste évidemment centrale, la campagne a toutefois pris un tour très spontané et autonome de par une utilisation massive d’internet et des réseaux sociaux. À côté de sa page Facebook qui rassemble plus de 1,2 millions de personnes, le site militant de sa campagne, qui regroupe près de 90.000 inscrits, constitue une plateforme très active de discussions théoriques et pratiques apte à organiser des rassemblements rapides dans tout le pays. Ce fut chose faite le 29 juillet, lorsqu’une journée nationale de mobilisation a suscité plus de 3500 actions pour soutenir la candidature de Sanders. Les militants ne manquent pas d’inventivité, ainsi lors des meetings un numéro de téléphone est donné au public pour que chacun envoie un SMS et puisse être recontacté. Enfin, la campagne s’est aussi distinguée par sa capacité à s’autofinancer : 81% des 14 millions récoltés fin-juin provenaient de dons inférieurs à 200 dollars, c’est-à-dire, principalement, de la campagne de crowdfunding menée sans relâche par les militants. En comparaison, ces « petits dons » ne représentaient que 17% des 48 millions rassemblés par Hilary Clinton…
Tout en étant moins innovant dans les moyens, Jeremy Corbyn a obtenu des résultats tout aussi impressionnants. Sa force de conviction n’a pas souffert de son faible charisme, et les sympathisants de la gauche britannique se sont mobilisés comme rarement cela s’est vu outre-Manche. De 200.000 au mois de mai, les effectifs du Labour sont désormais passés à 300.000. C’est vraisemblablement parmi ces nouveaux venus, ainsi que chez bons nombres de syndicalistes et sympathisants, que Corbyn s’assure le gros de son soutien. Dans des salles toujours remplies, beaucoup d’observateurs ont remarqué la forte mobilisation de la jeune génération, celle qui n’a pas connu les décennies noires de la couleur rouge, et pour laquelle les mots de Corbyn sonnent justes et neufs. Il semble donc que le Labour soit en train de vivre une révolution interne, peut être en passe de tourner la triste page des années blairistes, dont les derniers vestiges ne se laisseront toutefois pas abattre aisément. Si Corbyn gagne, et s’il parvient à s’allier à des indépendantistes écossais plutôt bien disposés à son égard, David Cameron devra s’attendre à vivre un second mandat mouvementé.
L’année politique qui s’annonce promet d’être aussi riche que celle qui vient de s’achever. La créativité et l’énergie de la gauche internationale sont loin de s’essouffler. A nous d’en méditer les exemples pour faire rougir l’hexagone.