On connaît la vieille rengaine frontiste : « Mains propres et tête haute». Année après année, les Le Pen ont fustigé les « corrompus », les « fraudeurs », la « voyoucratie ». Ils ont donné des leçons de maintien patriotique, déploré que « la morale publique, dans notre pays, [soit] bafouée chaque jour par la clique » politique. Au moment de l’affaire Cahuzac, Marine Le Pen a dénoncé un « comportement inadmissible » et donné ses recettes contre la fraude fiscale. Le 24 avril encore, les élus FN au Parlement européen déposaient une proposition de résolution contre « l’optimisation fiscale agressive » de certaines firmes.
Harpagon chez les Helvètes
Et voilà que Mediapart révèle, dans son édition du 28 avril, que Jean-Marie Le Pen cachait de l’argent en Suisse. Ce sont pas moins de 2,2 millions d’euros – dont 1,7 millions en lingots et pièces d’or – que le patriarche frontiste aurait – en utilisant son majordome comme prête-nom – déposé chez HSBC, avant de les transférer aux Bahamas, sur un compte ouvert à la Compagnie Bancaire Helvétique (CBH).
Malaise au sommet du FN. Florian Philippot joue les étonnés. Gilbert Collard s’empresse de dire qu’il n’a « pas de raison d’y croire ». Mais ces dénégations, ces fausses surprises ne trompent personne. Car les révélations de Mediapart ne font que confirmer ce que l’on savait déjà : en matière d’argent et d’impôts, M. Le Pen n’en est pas à sa première manœuvre.
40 ans de manœuvres financières
En effet, toute l’histoire du FN est jalonnée d’affaires financières, qui ont attiré souvent l’attention de la Justice. C’est en recueillant, en 1976, dans des circonstances troubles, l’héritage du richissime Hubert Lambert, que Jean-Marie Le Pen accède à la fortune. Lambert, héritier d’une grande famille, fragile psychologiquement, laisse au leader d’extrême-droite un patrimoine estimé à plusieurs dizaines de millions de francs. Le Pen, cherchant à minimiser l’importance de cette manne, assurera n’avoir récolté, après paiement des frais de succession, qu’un pécule de quelques millions de francs. Mais son ex-femme, Pierrette, livrera une toute autre version des faits : « Il faut être un rude casse-cou pour narguer le fisc comme le fait Jean-Marie, reprochant à l’administration de l’avoir dépouillé à outrance sur ce fameux héritage Lambert en France, alors que l’essentiel de cet héritage se trouve en Suisse ».
Dans les années 1980 et 1990, Jean-Marie Le Pen joue au chat et à la souris avec le fisc. Alors que sa fortune dépasse très manifestement le seuil fixé par la loi, il se dérobe, plusieurs années de suite, à l’Impôt sur la Fortune. En 1992, L’Evènement du jeudi révèle que Le Pen a ouvert, au début des années 1980, un compte à l’Union Bancaire Suisse (UBS). Trois ans plus tard, il écope d’un redressement d’un million de francs. En 2013 encore, un signalement de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, lui vaut de faire l’objet d’une enquête pour un enrichissement suspect estimé à plus d’1 million d’euros.
Suivre l’histoire de l’entreprise FN, c’est passer sans cesse d’une affaire de gros sous à l’autre. Aucun ingrédient ne manque : enrichissements douteux, patrimoines sous-évalués, montages financiers opaques, argentiers louches… Sans oublier ce trait si caractéristique de l’oligarchie : les interventions personnelles auprès des plus hautes autorités, pour négocier, entre gens comme il faut, une remise gracieuse.
Sans Jean-Marie, les affaires continuent
Tous ces faits étaient parfaitement connus, et ceux qui, dans l’état-major de Marine Le Pen, prennent aujourd’hui leurs distances avec l’ancien chef s’en étaient jusque-là fort bien accommodés. C’est que, dans le « nouveau » FN, on n’est pas plus regardant que dans l’« ancien », dès lors qu’il s’agit du nerf de la guerre.
Les affaires se multiplient autour de la nouvelle présidente du FN. « Jeanne », le micro-parti créé pour elle en 2010, se retrouve dans le collimateur de la Justice. Grâce à un dispositif commercial tortueux et des surfacturations systématiques, il aurait permis de détourner de l’argent public, sans doute pour préparer 2017. Plusieurs proches de Marine Le Pen sont aujourd’hui mis en examen pour cette trouble entreprise de financement – à commencer par Frédéric Châtillon, ami et conseiller de la présidente.
Parmi les amis proches de Mme Le Pen figure également Philippe Péninque, avocat d’affaires, connu pour avoir ouvert, en 1992, le compte suisse de Jérôme Cahuzac. Si Marine Le Pen a condamné durement l’ancien ministre socialiste, elle n’a pas émis la moindre critique contre son ami Péninque, dont elle a jugé « l’acte complètement anodin ».
Le FN, ami de l’oligarchie
Les dirigeants du FN tentent d’escamoter l’affaire du compte en Suisse de monsieur Le Pen, en la réduisant à une simple incartade individuelle. En réalité, il s’agit de toute autre chose : d’un révélateur, qui donne à voir le vrai visage du Front national.
Le FN, c’est le double jeu permanent. Un parti où l’on prône une « république exemplaire », mais où l’on ne craint pas de contourner la règle commune. Un parti où l’on célèbre la nation, mais où l’on préfère placer son patrimoine à l’étranger. Où l’on se réclame des « sans-grades », des « oubliés », mais où l’on fricote avec les banquiers internationaux et les professionnels de l’offshore. Où l’on dénonce la globalisation financière, mais où l’on est prêt à en exploiter toutes les ressources, même illicites.
Bref, les Le Pen peuvent bien tempêter contre « le Système », « la Caste », ils ne menacent pas l’ordre établi. Le programme économique du FN, piloté par l’ex-trader Bernard Monot (un ancien de HSBC et Natixis), reste austéritaire et prévoit un remboursement de la dette à marche forcée. Il n’est pas fait pour inquiéter les banques, et peut même susciter de l’enthousiasme chez des proches de Christine Lagarde, comme en témoigne le ralliement récent de l’ex-UMP Sébastien Chenu. Avec le FN, parti installé au cœur du système qu’il prétend combattre, l’oligarchie peut dormir tranquille.
CIRCULEZ, Y A RIEN A VOIR
Les Le Pen n’aiment pas trop que l’on évoque leurs turpitudes fiscales, ni que l’on mentionne leurs relations avec l’aristocratie de l’offshore. Malheur à qui rappelle des vérités gênantes : les chefs du FN sont d’humeur procédurière et traînent volontiers leurs adversaires devant les tribunaux. Jean-Luc Mélenchon fait ainsi l’objet d’une plainte en diffamation pour avoir osé signaler, en 2013, sur son blog, que Jean-Marie Le Pen avait été condamné pour fraude fiscale. Quelques mois plus tard, Marine Le Pen attaquait en justice François Delapierre, qui avait pointé ses liens avec Philippe Péninque. L’objectif de ces plaintes à répétition est simple : faire diversion d’abord, intimider ensuite, pour obtenir le silence. Mais les récentes révélations de Mediapart, qui confirment la ligne tenue par le PG, incitent au contraire à faire grand bruit. Et l’on attend avec gourmandise/intérêt un éventuel procès…